Nam June Paik et la recherche de la pleine-conscience

Nam June Paik est né à Séoul le 20 juillet 1932, dans une famille issue de la bourgeoisie coréenne. Il suivra des cours de musique (principalement du piano) et étudiera la philosophie de l’art et l’histoire de la musique qui le conduiront à faire la connaissance de John Cage en 1958, rencontre décisive pour la suite de son œuvre. En mars 1963 a lieu la première grande exposition de l’artiste à la Galerie Parnasse à Wuppertal en Allemagne : il jette les prémices de ce que sera l’art vidéo. Il a également appartenu au groupe Fluxus, mais il en fut éjecté du fait d’une œuvre trop individuelle par rapport aux aspirations collectives du groupe. Il décède en 2006.

Nam June Paik est un artiste intéressant du point de vue de la thématique que nous traitons, puisqu’une inspiration religieuse asiatique a beaucoup marqué son œuvre : il tire son inspiration du zen, du bouddhisme, du shintoïsme ou encore du taoïsme. Il a également proposé une réflexion sur notre société du point de vue des médias, de l’impact des images, de la publicité ou encore de la télévision. Cette réflexion se mêle aux inspirations spirituelles de Nam June Paik, ainsi qu’à son admiration pour Marcel Duchamp ce qui donnera naissance à l’art vidéo, un art hybride, entre installation et sculpture, art visuel et art auditif. La vocation de son art est d’ouvrir l’esprit du spectateur et de le pousser à réfléchir sa place dans la société, voire à méditer.

« Marcel Duchamp a tout fait sauf la vidéo. Il a fait une grande porte d’entrée et une toute petite porte de sortie. Cette porte-là, c’est la vidéo. C’est par elle que vous pouvez sortir de Marcel Duchamp. », Nam June Paik.

Nous pourrions alors prendre l’exemple d’une de ses œuvres emblématiques de son art : TV Buddha, qu’il crée en 1974, et conservée à Amsterdam, à la Stedelijk Museum. La sculpture donne à voir un bouddha assis en tailleur faisant face à un téléviseur. Une camera le filme en continu et est connectée à la télévision en circuit-fermé. Celle-ci projette l’image de Bouddha qui se retrouve donc face à lui-même en train de se regarder… continuellement.

Paik, TV Buddha, 1974

Nam June Paik, TV Buddha, 1974, techniques mixtes, 55 x 115 x 36 cm, Amsterdam, Stedelijk Museum. http://stedelijk.nl/en/artwork/1545-tv-buddha.

Pour pouvoir comprendre l’œuvre de Nam June Paik, il faut rappeler les influences auxquelles l’artiste a été soumis. John Cage et Marcel Duchamp ont effectivement eu une grande influence sur l’artiste. Dans un premier temps, c’est Cage qui lui donne le goût pour la musique, Nam June Paik fera notamment de nombreuses références au piano de Cage et plus largement à la manière dont il concevait la musique. Lors de l’exposition à la Galerie Parnasse à Wuppertal en 1963, il réalise Zen for Walking qui n’est autre qu’une directe de Cage. C’est une performance au cours de laquelle Paik promène un violon derrière lui : il détourne un instrument de musique pour produire un son qui n’a rien à voir avec ce qu’il est censé émettre. Il y a par ailleurs, une dimension absurde à promener un violon, ce qui question le sens des gestes et des actions que nous faisons. Dans un second temps, Paik s’inscrit dans la lignée des héritiers de Marcel Duchamp puisqu’il va détourner les objets de leur usage premier pour les poser en œuvres d’art. Ce ne sont pas des objets lambdas du quotidien qui vont l’intéresser, comme Duchamp l’a fait (rappelons son célèbre Urinoir), mais il jette son dévolu sur un objet particulier et omniprésent : la télévision. Il inscrit ainsi son art dans l’ère du temps, dans une ère technologique de mass-médias et de consommation.

Paik, Zen for Walking, 1963Nam June Paik, Zen for Walking, 1963. http://www.independent.co.uk/migration_catalog/article5268313.ece/alternates/w620/Paik%20geige%20.jpeg.

TV Buddha s’inscrit dans cet héritage d’idées liées à une remise en question de la place de l’art. Nous pouvons y retrouver le silence de l’œuvre 4’33’’ de Cage : aucun bruit n’émane de la sculpture, pas même de la télévision, censée être un objet bruyant, de « communication » et qui s’avère ici être silencieux. Les bruits ou sons qui seront produits, seront ceux des spectateurs que l’œuvre renverra à eux-mêmes et à leurs questions. Cette œuvre doit être mise en relation avec la philosophie du bouddhisme et du zen (en raison de la présence du Bouddha) que l’on retrouve chez Paik, et qui avait fortement influencé Cage, au contact de D. T Suzuki, professeur de philosophie zen. Pour comprendre le zen, nous pouvons nous aider d’une citation de Suzuki : « Dans le zen, il n’y a pas de formes, de consciences, d’oreilles, de nez, de langues, de contacts, d’objets (…) il n’y a point de connaissance, point d’ignorance, point d’extinction, il n’est point de vieillissement ni de mort, et il n’est point de connaissance de l’illumination » (dans Essai sur le bouddhisme zen). Le plus important est donc de réussir à détacher son esprit de son corps, à ne plus se poser de questions, à être entre l’existence et la non-existence, dans une non-perception, sans plus ressentir de souffrances ou de crainte et dont le but final est d’atteindre le Nirvana. Et c’est bien ce type d’atmosphère que l’on retrouve ici : le silence de l’œuvre, en plus d’une possible référence à l’art de Cage, est aussi un moyen d’arriver à une forme de méditation de réflexion qui peut nous aider à faire le vide intérieur.

Au delà de cet aspect spiritualiste, au centre de notre problématique, il faut toutefois mentionner le fait qu’il y a une vocation à interroger de la part des artistes, et à ouvrir une réflexion notre environnement, notre manière de vivre, et même sur les attitudes aberrantes de notre humanité, et ses absurdités. Paik le concentre dans cette sculpture sous la forme de contradictions : Bouddha est une figure ancestrale placée face à deux objets issus d’une société moderne ; la philosophie extrême-orientale se confronte à la civilisation occidentale ; c’est un moment suspendu contre la vitesse de la vidéo (comme il s’agit toujours de la même image, on a l’impression d’un temps suspendu, arrêté alors qu’en réalité l’installation est un circuit-fermé : la caméra filme bien le temps qui passe). C’est une œuvre riche, qui fait appelle à une multitude de notions contradictoires qui coïncident avec les idées que nous avons pu voir : il n’y a pas de catégories, tout peut être réuni dans une seule et même œuvre.

Le silence de la sculpture nous apparaît alors plus éloquent que jamais puisqu’elle permet de produire un discours, une réflexion qui nous questionnent davantage que s’il y avait du bruit. Est-ce que Paik ne nous proposerait-il pas un miroir de notre société ? Si Bouddha est hermétique, sans aucune expression ou émotion qui aurait pu nous indiquer ses pensées, il nous renvoie à nous-mêmes à notre société de consommation, à l’origine de la création d’outils tels que la télévision ou la caméra. Cette œuvre nous offre un instant de calme, de sérénité dans une société où tout ne cesse d’aller plus vite : le Bouddha, restera là, assis, impassible, immobile perdu dans la contemplation d’une image qui renvoie à tellement plus qu’elle même.

Audrey S.

Sources :

  • FARGIER, J.-P., « PAIK NAM JUNE – (1932-2006) », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/nam-june-paik/, [consulté le 18 octobre 2014].
  • SHIN LEE, J., L’Objet banal en tant qu’œuvre d’art : chez Marcel Duchamp et Nam June Paik, Thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne, 1997, 350 p.

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