Mark Rothko ou le peintre de la quatrième dimension.

Mark Rothko (1903-1970), de son vrai nom Marcus Rothkowitz originaire de Russie, est venu habiter aux Etats-Unis à l’âge de 10 ans. Il a suivi des études d’art dans un premier temps à Yale entre 1921 et 1923, puis à l’Art Students League de New York sous la direction de Max Weber. Il commença à exposer ses peintures à partir de 1933 (1). Il met fin à ses jours en 1970.

Mark Rothko, Head of Woman (Sonia Rothkowitz), ca. 1932, huile sur toile, 44,1 x 37,1 cm, Washington, The National Gallery of Art, http://www.nga.gov/content/ngaweb/Collection/art-object-page.69281.html, [consulté le 12 avril 2015]

Mark Rothko, Head of Woman (Sonia Rothkowitz), ca. 1932, huile sur toile, 44,1 x 37,1 cm, Washington, The National Gallery of Art.

Rothko est un artiste complexe, dont la peinture reflète les multiples facettes de sa personnalité : il commence par peindre des œuvres plutôt figuratives dites de la période de la « figuration expressionniste »(2), puis il continue à peindre en étant influencé par le surréalisme (« Je me dispute avec l’art surréaliste et avec l’art abstrait comme on se dispute avec un père et une mère »(3)) qui traduira son attachement pour les mythes. Nous pouvons voir l’un de ses tableaux de « jeunesse », Tête de femme, radicalement différent des œuvres qu’il produira par la suite, qui s’inscrirons dans le mouvement de l’expressionnisme abstrait. Il entretient en effet des liens très étroits avec Barnett Newman avec qui il établit un nouveau mouvement pictural et pose les fondements d’une avant-garde américaine afin de se distinguer complètement de l’art européen. Newman et Rothko feront partis des colorfield painters c’est-à-dire qu’ils privilégieront des aplats de couleurs vives (4) dans le but de supprimer toute profondeur en perspective, et ainsi immerger le spectateur dans une nouvelle dimension.

Le choix du terme « dimension » n’est pas un hasard puisqu’il faut remarquer que Rothko a notamment été influencé par son mentor Max Weber, mais aussi par d’autres auteurs tels que Guillaume Apollinaire ou encore P. D. Ouspensky qui se sont penchés sur la question de la quatrième dimension. Pour ces penseurs du début du XXe siècle, la quatrième dimension est liée à l’infini et à la pleine-conscience (« The fourth dimension is the immensity of all things and the dimension of infinity », M. Weber in Camera Work 31 (5) [la quatrième dimension est l’immensité de toute chose et la dimension de l’infini]), où tous nos repères spatio-temporels non plus lieu d’exister. Les artistes auront donc vocation à créer un nouveau langage pour délivrer la Vérité (« […] to create a new language that would reveal a higher truth »(6). Mark Rothko s’inscrira dans la continuité de ces artistes grâce à ses peintures, nourries de la philosophie de ses prédécesseurs.

Mark Rothko, No.10, 1950, huile sur toile, 229,6 x 145,1 cm, New York, MoMA. http://www.moma.org/collection/browse_results.php?criteria=O%3AAD%3AE%3A5047%7CA%3AAR%3AE%3A1&page_number=12&template_id=1&sort_order=1 [consulté le 15 avril 2015]

Mark Rothko, No.10, 1950, huile sur toile, 229,6 x 145,1 cm, New York, MoMA.

C’est à partir de 1948 que la peinture de Rothko commence à montrer des signes d’expressionnisme abstrait. Il accorde de plus en plus d’importance aux couleurs et aux relations entre l’espace de sa peinture et l’échelle de ses toiles (7), qui sont en général de très grands formats. Toutefois, on peut déceler des différences entre les peintures No.1 (1948) et No.10 (1950) notamment dans la simplification des formes et des couleurs, ainsi que dans le changement du format puisqu’on passe d’un format presque carré à un format rectangulaire étiré en hauteur comme si Rothko avait voulu simplifier sa peinture et la faire coïncider avec la hauteur d’un homme afin d’immerger davantage le spectateur.

Rothko, N°1, 1948

Rothko, N°1, 1948, huile sur toile, 270 x 297,8 cm, New York, MoMA.

La peinture de Mark Rothko est par conséquent une peinture immersive qui trouve sa source à la fois dans les théories philosophiques du début du XXe siècle ; mais aussi dans la physique avec la théorie de la relativité d’Einstein qui fait précisément référence à cette quatrième dimension ; ou encore au sublime des Romantiques que Newman avait repris dans ces essais… L’abstraction en peinture est souvent à considérer au-delà des simples pigments qui composent la toile, elle peut être considérée comme la traduction physique et tangible de réflexions philosophiques et mystiques. Ces peintures auront ainsi vocation à nourrir la spiritualité de chaque individu, d’élever son esprit, à condition que ce dernier puisse prendre le temps de se laisser immerger par elles.

Audrey S.

Notes :

Sources :

Barnett Newman et le mysticisme

Newman, Sans titre, 1945, 1945, encre sur papier, 50,8 x 37,8 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York.

Newman, Sans titre, 1945, 1945, encre sur papier, 50,8 x 37,8 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York.

Barnett Newman (1905 – 1970) est connu pour avoir été l’un des chefs de file de l’Expressionnisme Abstrait (appellation qui n’a jamais été revendiquée par le peintre), mouvement caractéristique des Etats-Unis. Ce qui a participé à la particularité de ce peintre c’est qu’il a procédé à une destruction de ses œuvres dites « de jeunesse » (1), ce qui fait qu’il nous reste peu de ses peintures datées d’avant 1940. En 1948, il peint Onement I : c’est sans doute l’œuvre qui aura marqué un tournant décisif dans la carrière de Newman. En effet, il abandonne l’agencement de différentes formes sur ses toiles comme dans ce dessin non-titré, daté de 1945 et conservé au Metropolitan Museum of Art, pour se consacrer à un épurement de ses peintures. Celles-ci se caractériseront désormais par des aplats de couleurs dont la seule structure visible émanera de ce qui deviendra sa signature : les zips (2).

Des écrits de l’artiste subsistent et nous permettent de comprendre quelles ont été ses influences. Ses toiles relèvent de l’abstraction, et en cela, elles font appel à d’autres dimensions, il dit par ailleurs : « The present painter is concerned not with his own feelings or with the mystery of his own personality but with the penetration of his own mystery »(3) (le peintre actuel n’est pas seulement concerné par ses propres sentiments ou par le mystère de sa propre personnalité, mais par la clairvoyance de son propre mystère/mysticisme). Cela peut nous paraître quelque peu hermétique de prime abord, mais il faut comprendre les références de Newman à savoir le mystery qui correspond davantage à une forme de mysticisme qu’à un simple mystère. Appuyons-nous sur la définition que nous trouvons dans le catalogue d’exposition, The Spiritual in art : abstract painting 1890-1985 : le mysticisme vient du terme grec mustēs qui signifie « initié », qui vient lui-même de muein dont le sens est de « fermer les yeux (ou la bouche) ». Aujourd’hui, ce terme est lié, même s’il s’en différencie, aux sciences occultes, à l’ésotérisme, à la magie : à ce qui est donc spirituel (4). Le mysticisme fait référence à la transcendance, à la pleine-conscience : il peut d’une certaine manière se rapprocher de ce que nous avons vu chez  Nam June Paik et des religions asiatiques qui prônent l’oubli de ce qui est matériel afin d’élever son esprit vers d’autres réalités.

Barnett Newman  https://leclownlyrique.files.wordpress.com/2011/09/irving-penn-barnett-newman-1966.jpg

Barnett Newman

Barnett Newman s’est également penché sur les théories de l’art, et en a lui-même produit. Dans ses articles « The New Sense of Fate » et « The Sublime Is Now » (5), l’artiste revient sur les théories du Beau idéal, et notamment du style grec, qui ont influencé les artistes européens. Il critique le fait que les Européens aient toujours voulu représenter la Beauté à travers la recherche d’une forme pure. Il oppose par ailleurs l’art géométrique pur, hérité des Grecs, à un art symbolique mal compris qui avait été instigué par les Egyptiens. Pour lui, « the notion of beauty is a fiction » (la notion de beauté est une fiction) (6) c’est-à-dire que la Beauté n’existerait pas en tant que telle, et elle ne serait surtout pas visible à travers une beauté formelle, ce qui fait que les artistes américains, coupés de cette culture européenne, peuvent trouver une autre porte de sortie ce qui les mènerait vers une autre dimension (« I believe that here in America, some of us [the artists], free from the weight of European culture, are finding the answer, by completely denying that art has any concern with the problem of beauty […]. Je crois qu’ici, en Amérique, certains d’entre nous [les artistes], libéré du poids de la culture européenne, sommes en train de trouver la réponse, en niant complètement le fait que l’art ait quoique ce soit à voir avec le problème de la beauté […]). Il montre qu’il y aurait une forme de suprématie des avant-gardes américaines (en l’occurence l’expressionnisme abstrait) par rapport à l’art européen, désormais désuet, car elles peuvent produire des images accessibles à tous, qui parleraient à l’esprit de chacun : « we are creating images whose reality is self-evident » (7) (nous sommes en train de créer des images dont la réalité est évidente en soi).

Barnett Newman, Onement I, 1948, huile sur ruban et sur toile, 69,2 x 41,2 cm, New York, The Museum of Modern Art.

Prenons désormais l’œuvre Onement I, pour appliquer ces concepts abstraits à cette œuvre plus concrète. Au premier regard, nous sommes renvoyés au caractère frontal de la toile, à sa bidimentionnalité : tout n’est que couleur, nous ne distinguons pas de forme particulière, hormis cette ligne qui scinde le tableau en deux parties égales. Toutefois, plus nous l’observons, et plus nous nous rendons compte des variations de couleur qu’il peut y avoir : du marron clair sur les côtés, du marron foncé, et de l’orange. La ligne qui est par ailleurs tracée n’est pas droite, ses contours sont flous et elle déborde sur les deux panneaux qu’elle divise (or nous savons que Newman avait la capacité de faire des lignes droites comme dans The Promise, datée de 1949, et toile non moins intéressante). La clé de ce tableau réside dans ce zip qui résume à la fois toutes les inspirations et références de Newman, et la finalité de sa peinture : il veut immerger le spectateur par la couleur, tout en lui offrant un moyen de sortir, de s’évader de la réalité d’où le fait que les formats de ses peintures ne cesseront de s’agrandir. Il recherche le degré 0 de la peinture, une peinture de l’absolu.

Newman, The Promise, 1949, huile sur toile, 130,8 x 173 cm, Whitney Museum of American Art, New York. http://collection.whitney.org/object/12937, [consulté le 29 mars 2015]

Newman, The Promise, 1949, huile sur toile, 130,8 x 173 cm, Whitney Museum of American Art, New York.
http://collection.whitney.org/object/12937, [consulté le 29 mars 2015]

Audrey S.

  • (1), Tate Gallery, in Barnett Newman, http://www.tate.org.uk/art/artists/barnett-newman-1699, [consulté le 17 mars 2015].
  • (2), Museum of Modern Art, in Barnett Newman, http://www.moma.org/collection/object.php?object_id=79601, [consulté le 29 mars 2015].
  • (3), HESS, T. B., Barnett Newman, cat.exp., Etats-Unis, New York, Contemporary Art Center, Museum of Modern Art, 1971, p38.
  • (4), TUCHMAN, M. [et al.], The Spiritual in art : abstract painting 1890-1985, New York, Etats-Unis, Abbeville Press, 1986.
  • (5) in Barnett Newman: selected writings and interviews, Berkeley, Etats-Unis, 1992, respectivement p. 164‑170 et p. 170‑173.
  • (6) NEWMAN, Barnett, « The New Sense of Fate », in Barnett Newman: selected writings and interviews, Berkeley, Etats-Unis, 1992, p. 164‑170.
  • (7) NEWMAN, Barnett, « The Sublime Is Now », in Barnett Newman: selected writings and interviews, Berkeley, Etats-Unis, 1992, p. 170‑173.Sources :
  • GLASER, D-J., « Transcendence in the Vision of Barnett Newman », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol.40, n°4, été 1982, p415-420, consulté in Jstor, http://www.jstor.org/stable/429972, [consulté le 29 mars 2015].
  • NEWMAN, Barnett, « The New Sense of Fate », in Barnett Newman: selected writings and interviews, Berkeley, Etats-Unis, 1992, p. 164‑170.
  • NEWMAN, Barnett, « The Sublime Is Now », in Barnett Newman: selected writings and interviews, Berkeley, Etats-Unis, 1992, p. 170‑173.
  • TUCHMAN, M. [et al.], The Spiritual in art : abstract painting 1890-1985, New York, Etats-Unis, Abbeville Press, 1986.
  • VANEL, H., « Newman Barnett – (1905-1970) », Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/barnett-newman/, [consulté le 29 mars 2015].